Messe en juin 2018

Un texte de Jean Massoni*, qui à l’occasion d’un concert donné en l’église St Elie de Pietra di Verde, a laissé « vagabonder » ses souvenirs sur ce que fut la pratique de la religion dans nos villages, jusqu’encore dans la première moitié du siècle dernier. Une pratique qui rythmait la vie même de nos villages tout au long de l’année, qui a façonné l’âme du peuple corse et lui a donné sa singularité et ses valeurs, sans que forcément l’on fût obligé de croire «… En l’esprit saint, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle » et même « en l’église catholique.» Un texte subtil, qui va donc bien au-delà d’une simple description des rites religieux d’un village, un texte éminent, car il nous permet de comprendre l’évolution de nos mœurs.GP. 

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 Le temps d’un récital 

Le 7 août dernier (2009) un récital de chants corses a été donné dans l’église par une chanteuse à la voix bien timbrée qui a été beaucoup applaudie tout au long de la soirée.  Près d’une centaine de personnes occupait les travées.

Le temps d’un récital, j’ai laissé mon esprit vagabonder dans les années passées, aussi loin que je puisse me souvenir, lorsque Pietra comptait plusieurs centaines d’habitants et que l’église et sa grande place connaissaient l’affluence, plusieurs fois dans l’année, pour les fêtes religieuses.

Je revoyais la Saint Joseph, le 19 mars, au sortir de l’hiver, sous un soleil encore un peu timide qui annonçait les récoltes à venir et les belles journées du printemps.  Au cours de l’après-midi, se déroulait la première procession de l’année nouvelle d’un bout à l’autre du village.

Je revoyais la préparation et le déroulement de la Semaine Sainte :

Les via crucis, le dimanche des Rameaux, qui, après la grand’messe, occupaient tant les jeunes à fabriquer les « campanili » avec les palmes des « crocette » distribuées par le prêtre.  Les « chiocche », nom que chez nous on donnait couramment à l’office des ténèbres, qu’on ne célébrait plus jusqu’à l’arrivée du curé Luciani en 1941 : Les jeunes mais aussi bien des adultes lui substituaient, sur la place de l’église, un furieux vacarme qui durait plusieurs heures, au grand dam du curé qui confessait tous ceux et celles qui s’apprêtaient à faire leurs Pâques.

Le Vendredi Saint, qui voyait affluer tant de femmes qui ne venaient que très rarement à l’église.  Elles s’agenouillaient et priaient devant le saint sépulcre, alors dressé dans la chapelle de Saint Augustin, après l’avoir été au milieu de la nef jusque dans les années vingt du siècle passé.  Elles étaient accueillies par les jeunes filles qui avaient participé à l’organisation des cérémonies et qui reprenaient, année après année, les mêmes chants de circonstances, dont le fameux « Au sang qu’un ». (C’est ainsi que l’on appelait, par les premiers mots de son premier vers, un poème chanté « Au sang qu’un Dieu va répandre, Ah! Mêlez du moins vos pleurs/ Chrétiens qui venez entendre le récits de ses douleurs… »). 

Le Samedi Saint, que le curé consacrait à la bénédiction des maisons du village, suivi d’un groupe très fourni d’enfants de chœur petits et grands, ne se privant pas de mêler leurs espiègleries aux solennités de la journée.  Enfin le dimanche de Pâques, la grand’messe de la résurrection, qui réjouissait les esprits et les grands repas de famille qui, eux, réjouissaient les corps et que les enfants poursuivaient le lendemain par les « merendelle ».

Je revoyais le mois de Marie, « le mois le plus beau » comme le rappelait le cantique repris chaque soir à l’heure de la « bénédiction » par les jeunes filles.  C’était, bien entendu, le mois de mai.  Les fêtes se succédaient peut-on dire sans interruption, la saint Pancrace avec messe et procession à la chapelle qui domine le village, l’Ascension, la Pentecôte et la Fête Dieu. 

De toutes ces fêtes, la Fête Dieu, « Corpu di Cristu » pour le dire en corse, était celle qui avait le plus d’éclat:  c’est que le Saint Sacrement porté par le prêtre, en grands habits sacerdotaux et sous le baldaquin porté par six « camisgiati » ou confrères, traversait tout le village au cours d’une grandiose procession.  Des fillettes, vêtues de blancs, portant une corbeille remplie de pétales de roses tenue par un ruban, marchaient, deux par deux devant le baldaquin, sous la houlette d’une jeune fille munie d’une clochette.  Chaque fois que la clochette tintait, les deux fillettes qui marchaient en tête, sortaient du rang, revenaient sur leurs pas, faisaient une génuflexion et jetaient quelques pétales devant le prêtre et le Saint Sacrement.  Trois reposoirs, appelés « cappelle », dressés et ornés par des paroissiennes étaient disposés chacun dans un des trois hameaux.  La procession s’y arrêtait, le prêtre y déposait le Saint Sacrement et, au milieu des chants, y procédait à une bénédiction. 

Ainsi s’écoulait la grande procession de la Fête Dieu, non sans donner lieu à l’intervention des garçons.  La plupart d’entre eux, exception faite des enfants de chœur les plus assidus, participaient à leur manière à la fête des fleurs.  Ils jetaient, à pleines mains et avec peu de grâce, de gros boutons d’or sur les vieux qui venaient, tête nue, derrière le baldaquin.  Cette façon intempestive et irrévérencieuse était, ce jour-là, tolérée.  Jésus n’a-t-il pas dit: « Laissez les enfants venir à moi »

Avec l’arrivée du curé Luciani d’autres pratiques religieuses ont connu un renouveau.  Il en fut ainsi des « Rogations ».  Les lundi, mardi et mercredi précédents le jeudi de l’Ascension, des processions quittaient le village au petit matin composée presqu’exclusivement du curé, des enfants de chœur et de quelques personnes âgées et se rendaient vers d’anciens oratoires abandonnés en implorant Dieu pour qu’il accorde de bonnes récoltes et délivre les hommes des maux de la terre.  Et les « Te rogamus » et les « Libera nos » montaient à travers champs.

Mai n’était pas fini que débutait la treizaine (et non pas la neuvaine valable pour les autre saints) de Saint-Antoine, fêté le 13 juin.  Chaque jour, vers le soir, à l’heure de la bénédiction, résonnait le « Si quaeris miracula… » en l’honneur du grand saint de Padoue, dans une église particulièrement pleine de fidèles.  Le culte de Saint Antoine dépassait tous les autres, si ce n’est ceux de la Vierge, le 15 août, et de Saint Augustin, saint patron du village, le 28 août.

Les fêtes du mois d’août étaient pour ainsi dire rehaussées par le retour de nombreux Piétrolais partis sur le continent ou aux colonies et qui revenaient passer leurs congés dans leur village.  Les tuniques blanches des « coloniaux », les canotiers, les képis de la « coloniale », les casquettes des marins et les pompons rouges des matelots, les robes colorées des épouses et des enfants tranchaient avec les habits noirs de la plupart des Piétrolaises de l’époque et des lourds velours des hommes. 

Mais les jeunes villageois et surtout les jeunes villageoises commençaient, eux aussi, à sacrifier à « la mode ».  De religieuse, la Saint Augustin devenait aussi populaire, par la venue d’un marchand d’objets quelque peu de luxe et de jeux d’enfants, qui donnaient lieu à des loteries, celle d’un fabriquant de pipes d’Orezza et, plus tard, par le bal donné la veille et le soir de la fête.

Le curé de cette époque était le curé Mannoni.  Les messes chantées du dimanche le comblaient.  Il aimait monter en chaire et s’adresser aux fidèles, commentant tel passage de l’Evangile du jour.  Son grand sermon, il le prononçait chaque année le 28 août en référence au grand Saint Augustin, à la théologie duquel il adhérait pleinement.

Le curé Mannoni aimait le faste.  Il invitait assez souvent les prêtres des paroisses d’alentour pour des messes concélébrées que chez nous on appelle « e messe parate ».  Ces jours-là l’église était comble.  Le cérémonial était magnifique.  Les prêtres concélébraient vraiment, l’un lisant ou chantant l’épître, l’autre l’évangile.  Ils étaient parfois cinq autour du principal célébrant, le curé Mannoni, qui se réservait le sermon particulièrement « soigné », et trônait littéralement. 

Il prenait place sur un fauteuil surélevé à droite de l’autel pendant que les jeunes filles chantaient le Gloria ou le Credo ou que les hommes entonnaient le Kirie ou le Sanctus dans les conditions de la paghjella avec une seconda, une terza et un bassu.  Les chants, le sermon et les innombrables chandelles, plus tard supplantées par les ampoules électriques mettaient tout le monde en joie.  Tous quittaient l’église enthousiasmés.

Venaient enfin les fêtes de l’automne et celles de la Noël.  La Toussaint d’abord, toute entière consacrée au culte des morts qui ranimait beaucoup tristesse.  Puis, le 13 décembre, la procession de Sainte Lucie; elle apportait un peu de clarté dans la suite des jours sombres de décembre.  Puis la Noël et ses chants de gloire.  Déjà, en ce temps-là, on ne chantait plus le « Tu scendi dalle stelle » que les anciens évoquaient avec tendresse, mais que, pour la plupart, ils ne connaissaient plus.

D’autres cérémonies se déroulaient dans l’église, qui n’avaient pas le caractère de fête.  Le prêtre revêtait alors les habits noirs de la messe de requiem et de l’absoute et, autour du catafalque en bois noir, aux trois rangées de chandelles grésillantes, montaient les chants funèbres du « Dies irae » au « libera me Domine de morte aeterna », dont la dureté était atténuée par le « In Paradiso deducant te angeli » et par les paroles du psaume, « Si iniquitates observareris, Domine, Domine qui sustinebit… », empreintes de sagesse humaine.

Ainsi se termine ce vagabondage.  Sachons gré au beau récital de chants corses du 7 août dans l’église de Pietra de l’avoir suscité.

*La Gazette piétrolaise, A Petra di Verde u nostru paese.

 

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